un voyage en morceaux
Nul besoin pour nous d’envoyer nos navires à travers le monde, notre ville de guerre est partout, notre ville de guerre est présente sur toute la surface de la terre. Il n’y a pas un seul pays que notre ville de guerre n’ait conquis. Il n’y a pas un seul être vivant qui ne nous soit subordonné. Notre ville de guerre est la vigie de l’humanité nouvelle.
Regardez les lumières et les reflets de nos buildings, magnifiques. Voyez l’architecture de nos tours, qui sont la fierté de notre pays. Notre armée y travaille jour et nuit, concevant les plans de bataille les plus audacieux. Les généraux de notre armée sont élégants et polis, ne jurent jamais, nos généraux n’ont pas d’ennemi défini. Ils conquièrent des marchés, ils attaquent des monopoles, ils mettent à bas des puissances trop locales. Ils dictent tranquillement leurs ordres à leurs officiers de bureau, sans jamais élever la voix. Nombre d’entre eux sont de confession bouddhiste. Ils ignorent la colère, qui fit jadis tant de dégâts lors de vos guerres anciennes.
Tant de destructions pour rien, jadis. Il nous arrive bien de rayer de la carte telle ou telle ville provisoirement ennemie – car toutes nos animosités sont transitoires et motivées par la seule objectivité économique –, mais ne comptez pas sur nous pour renier les droits de l’homme. Nous rebâtissons tout ensuite à l’image de l’Homme, lui dont nous avons défini la figure, les mœurs et les habitudes de consommation. Si nous détruisons des villes anciennes, c’est pour bâtir des villes nouvelles, plus splendides encore que les anciennes.
Immobile, notre ville de guerre parcourt la terre à travers mille écrans. Immobile, la proue de notre ville de guerre fend les océans, traverse les cieux et paraît dans toute sa magnificence au bout du monde. Notre ville de guerre illumine toutes les consciences civilisées, appelle vers elle tous les esprits modernes.
Regardez ces visiteurs venus jusqu’ici pour admirer notre ville de guerre ! La plupart d’entre eux sont nos soldats, et ils ne le savent même pas (là est aussi notre immense pouvoir : l’ignorance totale dans laquelle nous maintenons notre infanterie) ! La plupart d’entre eux sont nos soldats au bout du monde, dans des pays que nous contrôlons, et ils prennent leurs congés payés pour venir photographier nos plus belles tours, pour venir s’extasier devant la puissance de leurs généraux !
Comme j’aime les voir photographier nos tours, saisis d’une émotion purement esthétique devant ces figures géométriques, devant le gigantisme de notre ville, devant toutes ses illuminations ! Comme j’aime les voir oublier la puissance financière et économique dont notre ville est le symbole sur cette terre, pour n’en plus voir que la beauté !
Vos guerres étaient bien trop voyantes, césures brutales dans le devenir collectif. Notre guerre éternelle est civilisée, elle se confond avec la paix. Notre guerre a pris la figure d’une ville, notre guerre est la ville devenue monde. Acceptez d’être l’habitant de notre ville de guerre, et vous pourrez vivre enfin dans la paix perpétuelle.