de la lecture concentrée en ligne, à partir d’une critique du numérique par Eric Chevillard
Eric Chevillard écrit des chroniques dans le Monde des livres. Je savoure certaines d’entre elles quand il y règle son compte à telle ou telle valeur consacrée du monde littéraire. Mais Chevillard peut faire encore plus fort : il peut assassiner un livre - le mien - sans l’avoir lu. Où sont les preuves d’un tel crime contre (évidemment) la littérature ?
Mon livre Aux îles Kerguelen est paru en numérique aux éditions Numeriklivres dirigées par Jean-François Gayrard. Je souligne numérique, ainsi que le nom de la maison d’édition, car voilà bien le mobile du crime chevillardien.
En effet, mon récit édité en numérique n’avait aucune chance d’être accueilli favorablement, car, dixit Chevillard, "il manque d’épaisseur", premier défaut parmi beaucoup d’autres du numérique.
Depuis l’invention du livre, toute la littérature a été pensée et imaginée comme un empilement de pages formant finalement un volume. La page tournée n’abolissait pas la précédente. Balzac, Proust, Flaubert ou Faulkner édifiaient une œuvre, littéralement. L’épaisseur était une dimension de l’œuvre littéraire. Le téléchargement de livres numériques sur des liseuses électroniques dont la minceur est l’atout le plus vanté se fera donc au détriment ou, du moins, au mépris de la conscience que leurs auteurs en avaient – transposition aussi brutale pour le texte original, de ce fait, que sa traduction dans une autre langue.
(extrait de l’Autofictif, plus de lien puisque ce texte est parti rejoindre l’épaisseur du livre)
D’autre part, mon récit a été écrit en ligne, sur un blog, ce qui, aux yeux de Chevillard, empêche la "lecture bien comprise" qu’ignore le lecteur de blog puisqu’il ne peut lire que des fragments indépendants les uns des autres et en "zappant" d’une page à l’autre :
Le lecteur de blogs zappe sur la Toile infinie, il ne fait que passer, rapidement, vite distrait, happé ou appelé ailleurs (je crois d’ailleurs que le petit succès de mon blog est en partie dû à la brièveté de mes interventions !).
Le livre est le contraire du blog, il permet une lecture véritable aux yeux de Chevillard :
Avec le livre en mains, le lecteur n’est plus ce visiteur. Il renoue avec sa pratique de lecture concentrée, vouée uniquement à cette aventure de conscience qu’est la lecture bien comprise. Il voit se dessiner des figures dans le livre, des thèmes reviennent, des hantises, des notes se font écho, toutes choses que la lecture quotidienne du blog ne permet pas toujours de saisir.
(extrait d’un entretien sur Rue89)
Mais plus que de lecture, il s’agit en vérité d’écriture : le blog est bien l’espace d’une écriture rapide, fragmentaire, le plus souvent superficielle. C’est dans le livre traditionnel qu’on trouve une écriture littéraire véritable, pas sur le web (ou alors des textes courts comme ceux de l’Autofictif qui ne feront oeuvre qu’une fois rassemblés dans un livre imprimé, ce qu’il advient régulièrement de ces textes présentés sur un côté du blog).
Je ne me sers là de ces déclarations que pour défendre une autre idée : le blog lui-même peut être en vérité un livre cohérent, clos, avec ses figures et ses thèmes, bref, une oeuvre construite. Pendant les deux mois d’écriture quotidienne, les lecteurs du blog Aux îles Kerguelen ont bien vu "des figures se dessiner", ainsi que des thèmes, ce qui contredit donc la thèse de Chevillard, faisant du livre traditionnel l’espace naturel et obligatoire de la littérature véritable, loin de ses simulacres de pixels.
Sans doute est-ce la faute des auteurs du web eux-mêmes si l’on peut établir une telle distinction entre ce qui ferait oeuvre, soit le livre traditionnel, avec son épaisseur et sa construction, et l’écriture web, toujours fragmentaire et instable, une espèce de brouillon en somme, en vue de l’oeuvre éventuellement. N’avons-nous pas eu trop tendance à faire l’éloge du web conçu comme un espace d’écriture infinie, jamais achevée, voire comme un terrain de jeu où tous les exercices de style seraient permis ? N’avons-nous pas nous-mêmes opposé à la clôture parfois étouffante du livre l’espace infiniment ouvert d’internet ?
Avec Aux îles Kerguelen, j’ai proposé le terme de blogbook pour ces récits clos sur eux-mêmes composés en ligne, pendant une période déterminée. Peut-être y en aura-t-il de plus en plus en ligne, je n’en sais rien, j’ai proposé celui-ci dans une grande ferveur d’écriture, y associant des photos, des cartes et des vidéos, ce qui n’est pas pour moi en contradiction avec l’idée de livre (voir par exemple les expériences des surréalistes pour ce qui est de l’association mots-images). En tout cas, il me semble que de tels textes, comme d’autres en ligne, sont dignes d’une véritable critique, et ne méritent pas d’être ignorés voire dénigrés par avance, au nom de je ne sais quelle pureté littéraire d’avant le numérique.
Illustration : les lecteurs du blog Aux îles Kerguelen auront reconnu...
Première mise en ligne le 15 avril 2013
Messages
1. Comment Eric Chevillard assassine "Aux îles Kerguelen" sans l’avoir lu, 14 avril 2013, 18:21, par brigetoun
Je me trompe ou Chevillard édite en tomes successifs l’Autofictif (que j’aime, je l’avoue) ?
2. Comment Eric Chevillard assassine "Aux îles Kerguelen" sans l’avoir lu, 14 avril 2013, 18:26, par Christine Machureau
Ne te mets pas la rate au court-bouillon... laisse dire...Il doit tanner la peau de ses moutons pour faire son parchemin... Même si l’expérience peut laisser certains un tantinet songeurs... condamner sans lire, c’est le summum de la bêtise et en ce moment yen a un paquet qui traînent sur le Web, je te le garantis.
Bon courage.
Voir en ligne : http://romansetromanciere.hautetfor...
3. Lire un livre sur un blog, 15 avril 2013, 16:21, par Christine S.
J’ai lu un livre en vous lisant, blog ou pas blog, photo ou pas photo, un univers, une voix, de la littérature, discontinue certes, mais pas davantage que dans la lecture d’un livre papier, qu’on prend et qu’on quitte pour le reprendre ensuite.
4. Lire un blog n’est pas zapper, 16 avril 2013, 14:36, par Pierre Cendrin
Oui, et son blog à lui...
"Il est Samedi, l’Auto-fictif n’a rien à dire"...
"Dimanche matin, l’Auto-fictif a décidé de ne pas se raser"...
Ad nauseam.
Belles Kerguelen !
Voir en ligne : http://pierrecendrin.blogspot.fr/
5. Lire un blog n’est pas zapper, 3 mai 2013, 11:10, par Jean-Marc Undriener
L’espace du livre papier comme seul espace littéraire possible, noble et digne de critique et de considération. Chevillard se met le livre dans l’œil jusqu’à la tranche avec ses préceptes régressifs. Pense-t-il que la littérature a changé de nature en changeant de support. Est-ce que la musique a changé de nature en passant du 33 tours au mp3 ? Il y en a juste de la bonne et de la moins bonne. Affaire de goût, ni plus ni moins.
Je n’oublie pas que Marc Lévy et Katherine Pancol et mille autres publient des livres, des vrais livres, avec du vrai papier, et qu’on abat des forêts entières pour fabriquer par millions leurs régulières compilations de poncifs, d’inepties et de platitudes. Les lire sur papier ou sur liseuse ne changera rien au fait que c’est de la merde.
A l’inverse certains auteurs construisent des œuvres, de vraies œuvres qui ne s’accommoderaient pas, ou mal (ce serait une "transposition [trop] brutale") du format papier. Accident de Personne de Guillaume Vissac, par exemple, avec ses centaines de liens internes, ça donnerait quoi sur du papier ? rien.
Bref, c’est un faux débat que je pensais résolu depuis longtemps. C’est fou cette manie qu’on certains esprits rétrogrades d’opposer ce qui n’est finalement que complémentaire.
Voir en ligne : http://www.fibrillations.net
6. Quand lire un blog n’est pas zapper, 17 mai 2014, 10:16, par Dominique Hasselmann
Chevillard développe une approche bien rétrograde du livre numérique (ses petites "réflexions" quotidiennes ont apparemment besoin de la sanctification du papier pour être reconnues).
Finalement, je vais le faire sauter de ma blogroll car je ne le lis jamais, ni sur son blog à zapper, ni dans ses livres adeptes d’un certain transformisme.
J’avais beaucoup aimé tes "Îles Kerguelen".
Voir en ligne : http://hadominique75.wordpress.com
7. Quand lire un blog n’est pas zapper, 21 mai 2014, 06:13, par Claude Doglio
Lu (et approuvé !)
Voir en ligne : http://annaorlova.blog.lemonde.fr